jueves, 12 de abril de 2012

Fragment d'Interdit de Memoire

FRAGMENT DU CHAPITRE 39 D’ INTERDIT DE MEMOIRE





La gare de San Roque était une de ces petites gares de campagne perdues dans la poussière d'un horizon bleu. Une maison jaune crème décolorée par le temps, le soleil et la pluie était tout ce qui matérialisait son existence. Des chemins de terre s'estompaient au loin; une rue aujourd'hui asphaltée, l'artère principale, menait au centre du village. Quand Juan, guidé par son instinct, descendit du train, il ne vit que deux gauchos à cheval qui se perdaient dans la distance. Il se mit en marche comme poussé par une force extérieure. Il avançait. Sur sa route, il croisa quelques paysans et sentit sur lui leurs regards curieux et méfiants. Il réprima son impulsion d'engager le dialogue, il percevait entre eux et lui une barrière; sa peur de l'inconnu ou tout simplement sa folie: l'oubli. {…………………………}

Ses pas le portèrent jusqu'à la porte du magasin du village; il vit quelques chevaux attachés à un piquet, la chaleur montait de la terre desséchée. Il avait soif. Il mit la main dans sa poche de pantalon et n'y trouva qu'un peu de monnaie. Il entra, il ignorait s'il avait assez d'argent pour se payer à boire, mais d'un air décidé alla s'asseoir à une table et commanda un verre de vin. À la table contigüe, quelques paysans sirotaient leur genièvre. Il les épia de biais, avec leurs ceintures faites de pièces de monnaie argentées, leurs pantalons noirs bouffants et leurs chapeaux à larges bords. Il était lui-même observé par un vieux chien. Il lui fit un signe amical et l'animal s'approcha, c'était le premier être vivant présent qui l'abordait avec sympathie. Juan lui caressa la tête et le chien, un berger allemand, se coucha à ses pieds. Quand il eut vidé son verre il se sentit plus dispos, appela le tenancier et lui tendit sa monnaie. L'autre lui lançait un regard narquois. Juan réagit:

– Eh bien quoi ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ? C'est tout ce qui me reste, ajouta-t-il en baissant la voix.

– Ces tunes n'ont aucune valeur, répondit l'homme. D'où est-ce que tu sors ? De taule, peut-être ? Juan ne répliqua pas, retourna caresser le chien pour se donner contenance et eut un geste d'assentiment. Ainsi qu'il le comprenait, cette monnaie retirée de la circulation était un symbole du passé oublié. Le patron, qui détestait les ennuis, lui fit signe de s'en aller et l'incident fut clos.

Il se retrouva dans la rue, délaissa la rue principale et s'engagea dans une ruelle latérale, constata qu'il n'était pas seul: le chien de la buvette l'avait suivi, ce détail lui semblait de bon augure. Il appela l'animal, le caressa à nouveau et ensemble ils reprirent la route. Après une

vingtaine de minutes de marche ils s'arrêtèrent devant une vieille demeure à moitié en ruines, il crut reconnaître l'endroit. Un portail oxydé et un pilier incliné qui portait encore les marques d'attache d'une plante grimpante l'invitèrent à entrer. Juan parcourut les ruines, il huma un parfum de fleurs qui lui paraissait familier, mais plus que cet arôme c'était un indéfinissable esprit des lieux qui s'insinuait en lui. Derrière ce qui avait été l'arrière-cour de la maison, il vit la façade d'une chapelle abandonnée. Il se dirigea jusque là, la contourna sur tout son périmètre et put lire les noms gravés sur une rangée de pierres tombales à demi enfouies. Un sentier de pierres se prolongeait jusqu'à un vieux cimetière. Il poussa jusque là mais au lieu de traverser le champ des morts il revint sur ses pas, le chien toujours à ses côtés. Des images essayaient en vain de se former dans sa tête. Revenu au portail, il découvrit une pancarte tombée sur le sol où on pouvait déchiffrer: "CONFECTION DE COURONNES, DE BOUQUETS, DE SUAIRES ET DE NAPPES MORTUAIRES". À ce moment précis, par l'entrebâillement de la porte, il aperçut l'intérieur de la pièce et eut la vision d'une femme occupée à tisser du fil blanc, la reconnut: c'était sa mère. La révélation fut brutale, l'homme se laissa tomber en appui contre le mur et se mit à sangloter, laissant se débonder l'angoisse de toutes ces années vides. Le chien s'assit à son côté les oreilles aux aguets, lui jetant de temps à autre un regard scrutateur. Puis, devinant sa tristesse, lui lécha la main. Quand il parvint à se calmer, Juan se demanda si ce souvenir était le premier qu'il retrouvait ou le dernier qu'il lui restait.

"Vamos", dit-il au chien en se redressant. Il fit quelques pas sans beaucoup s'éloigner; il ne cessait de fixer quelque chose qu'il était seul à pouvoir voir. Ces murs étaient chargés d'images, d'échos de voix anciennes dont il n'arrivait pas à percer le sens. Il spéculait: "Ces vieilles pierres seront encore là, avec les esprits qui les hantent, quand j'aurai cessé d'exister. Vivre nous rapproche peu à peu de la fin, mais moi je suis déjà mort puisque être vivant c'est avoir une identité. Comment vais-je faire pour ne pas me perdre ? Comment avancer comme un aveugle qui ne sait ni où il va, ni qui il est ?" Il était perdu dans ses méditations quand tout à coup se leva un vent d'ouragan qui couvrit le soleil de poussière. Des débris de toiture déclenchèrent en tombant un tapage insolent qui rompit le silence et le cours de ses pensées. Le pampero, le vent de la pampa se rua sur le hameau, charriant chardons, branches, papiers. Quand il fut tombé, le tonnerre éclata sur la plaine accompagné d'un bref et violent orage qui étancha la soif de la terre. Juan et le chien s'étaient réfugiés dans le vestibule, la porte entrouverte battait en cadence, il coula un regard à l'intérieur, tout était ombre et quiétude, mais il ne s'aventura pas à entrer, la peur des souvenirs le paralysait.

Le vent tout d'abord, l'averse à sa suite estompèrent pour quelques minutes les contours du cimetière et les croix solitaires et rigides, témoins muets et derniers de la vie et de la mort. Les souvenirs à peine ébauchés se dissipèrent, sa tête se vidait à l'instar des nuées éphémères qui pour l'heure se déchargeaient d'un coup sur la campagne desséchée par l'ardeur de l'été. Un coup de tonnerre retentit plus fort que les autres et comme à ce signal, la tempête s'apaisa aussi vite qu'elle avait commencé. Une puissante odeur de terre mouillée monta comme si elle concentrait la mémoire des lieux, les dernières gouttes de pluie tombèrent et sans savoir pourquoi, Juan se sentit l'âme en paix. Il héla le chien et se hâta vers la rue. Il refit avec lenteur le chemin jusqu'au village, il marchait comme un somnambule. Quand il fut devant l'épicerie, il entra dans l'intention de restituer l'animal. Le patron semblait l'attendre.

– Merci, amigo ! fit-il d'une voix dont le ton était changé. Venu du fond du local, un vieux s'approchait qui dévisageait Juan avec émotion.

– J'm'en doutais, t'es ben l'fils de Marcial Flores ! s'exclama-t-il. Juan le regardait sans démentir.

– J'te connais d'puis qu't'étais comme çà, ajouta le vieillard en abaissant une paume tremblotante. Ton papa était mon pote – et, se tournant vers le tenancier: deux genièvres ! Assois-toi, muchacho; il désignait une chaise près d'une table de bois noir. Juan honora l'invitation. Les minutes s'écoulèrent, puis l'ancêtre reprit:

– Comment qu't'as vécu pendant tout c'temps-là ? Où c'est qu't'étais? Nous on était tout éberlués qu'tu sois point v'nu pou' l'enterrement de ta sainte mère…

Dépassé par les événements, Juan se mit à parler comme pour lui-même; un discours fragmentaire et incohérent. Le vieux lui tapota l'épaule:

– Là, là, à c't'heure calme-toi mon p'tit, pou' causer y a tout l'temps, bois ton genièvre et allons à la maison, la patronne va nous faire à manger, tu pourras passer la nuit, demain on va parler.

La dernière gorgée avalée, le vieil homme se leva et Juan lui emboita le pas en silence; au dehors, le ciel s'était paré d'étoiles et la Croix du Sud brillait intensément.

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